Neutralité
«Gare à moi si j'en casse un!» pense ce soldat suisse – un fusilier, reconnaissable à l’insigne jaune figurant sur son couvre-chef, que l’on appelle shako. Tête baissée, il marche littéralement sur des oeufs à l'occasion de la fête de Pâques 1916. Il faut dire que ce mobilisé, tenant avec précaution un œuf aux couleurs helvétiques dans sa main, est obligé de serpenter sur un sentier semé d’embûches : à sa droite, de fragiles œufs bleu-blanc-rouge, symboles des intérêts français ; à sa gauche, des œufs noir-blanc-rouge, symboles des intérêts allemands. La fête de Pâques, comme celle de Noël et du Nouvel-An, constitue un temps fort dans la production de cartes postales, la population en profitant pour envoyer des vœux.
De nombreux exemplaires consacrés à Pâques se trouvent dans le fonds d’archives de la Bibliothèque nationales. Certains possèdent un caractère politique affirmé, à l’instar de ces cartes postales antiallemande ou francophile publiées à Lausanne et Genève en 1917 ; une autre, datant de 1918, joue sur un registre plus comique, substituant des œufs de Pâques aux bombes françaises et allemandes, sous le regard éberlué d’une sentinelle suisse.
Pour revenir au soldat ci-contre, il appartient à un bataillon zurichois (comme le montre sa cocarde bleue et blanche juste en-dessous de son pompon) et est vêtu de la tunique en drap bleu foncé, un uniforme d’infanterie datant de la fin du XIXe siècle. L'introduction de l'uniforme gris-vert, malgré une ordonnance urgente du Conseil fédéral en octobre 1914, ne se généralise qu'à partir de la fin de l'année 1916. Cette carte date de Pâques 1916, signe que l’uniforme bleu est encore bien présent dans les esprits. Quant à l'introduction du casque d'acier à la place du shako, cette casquette en forme de cône, elle n'interviendra qu'au début de l'année 1918. L’équipement du soldat helvétique évolue ainsi tout au long de la guerre, au gré des adaptations imposées par un conflit entrant pleinement dans la modernité et la violence du XXe siècle.
Cette carte postale illustre avec humour la position délicate de la Suisse dans ce premier conflit mondial. En automne 1914, la presse utilise l’expression de «fossé» («Graben» en allemand) pour qualifier les sympathies divergentes qui empoisonnent l’opinion publique de part et d’autre de la Sarine. Du côté alémanique, les cœurs penchent tendanciellement vers l’Allemagne, alors qu’ils se tournent largement du côté de la France en Suisse romande. Mais il serait erroné de prendre la métaphore du «fossé» au pied de la lettre. Chaque camp linguistique est lui-même traversé par des points de vue contradictoires sur le cours de la guerre, sans compter que l’opinion publique reste un phénomène très volatile.
Les tensions ont cependant été particulièrement vives à l’intérieur de l’armée, comme tente de le figurer cette carte postale. La proximité culturelle, mais aussi physique, du front franco-allemand marque tout particulièrement les esprits. Les premières mesures militaires consistent à déplacer des troupes vers la frontière jurassienne. La peur du passage d’une armée sur le sol helvétique, qui tenterait de contourner le front franco-allemand par le sud, est bien présente. Elle oscille toutefois grandement dans le temps. Au début du conflit, seule la possibilité d’une attaque française est considérée comme possible par les stratèges helvétiques, le général Ulrich Wille et le chef d’état-major Theophil von Sprecher en tête. L’état-major opère une réorientation stratégique à partir de la fin de l’année 1916, entamant des pourparlers secrets avec l’armée française en cas d’agression allemande.
DU BOIS Pierre, « Mythe et réalité du fossé pendant la Première Guerre mondiale », in Union et division des Suisses, Lausanne, Editions de l’Aire, 1983, pp. 65-91.

JAUN Rudolf, Preussen vor Augen. Das schweizerische Offizierkorps im militärischen und gesellschaftlichen Wandel des Fin de siècle, Zurich, Chronos, 1999.

FUHRER Hans-Rudolf, Die Schweizer Armee im Ersten Weltkrieg. Bedrohung, Landesverteidigung und Landesbefestigung, Zurich, Verlag Neue Zürcher Zeitung, 1999.

MITTLER Max, Der Weg zum Ersten Weltkrieg: wie neutral war die Schweiz?, Zurich, Verlag Neue Zürcher Zeitung, pp. 700-748.
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Sans titre
Cette carte postale est une œuvre méconnue de l’artiste neuchâtelois Edmond Bille (1878-1959). Alors installé en Valais, le graveur reprend la représentation traditionnelle de Guillaume Tell, telle qu’elle est figurée par la sculpture commémorative d’Altdorf. Réalisée en 1895 par Richard Kissling suite à un concours national, cet ouvrage présente un Tell qui n’est plus un guerrier professionnel, mais un robuste paysan aux traits christiques. Cette représentation est alors bien ancrée dans les mentalités, puisqu’elle est reprise avant-guerre dans différentes affiches annonçant les périodiques Tellspiele (Jeux de Tell), lancés à Altdorf dès 1899. Le Wilhelm Tell de Ferdinand Hodler (1896-1897) renforce cette imagerie.
Bille respecte le canevas traditionnel de Kissling, avec un Tell au regard lointain tenant par le bras son fils Walter. Le graveur y glisse cependant quelques modifications. Ainsi, la fameuse arbalète devient un fusil, signe des temps de la mobilisation. Quant à Walter, il tient désormais dans sa main gauche un drapeau suisse dont le rouge ressort. L’arrière-plan change par contre radicalement. Il n’est plus question de représenter le montagneux et paisible paysage uranais. La terre est aride et déserte. Elle se situe dans une hypothétique zone frontière, gardée par une sentinelle allemande, reconnaissable à son casque à pointe. Le Tell de Bille nargue dès lors une triple autorité : le mât ne porte plus le chapeau du bailli habsbourgeois Gessler, mais bien les couvre-chefs reconnaissables des autorités impériales allemande et autrichienne (à gauche et au centre) ainsi que le képi du général suisse Ulrich Wille. Noir, blanc et rouge, le mât est en outre surmonté des drapeaux des Empires allemand et autrichien (de haut en bas).
Portée par la légende de Guillaume Tell, la volonté d’indépendance se situe au cœur de cette réinterprétation. Pour Bille, la guerre a provoqué une mutation des forces oppressives menaçant l’autonomie de la Suisse : le danger principal est désormais représenté par les Empires centraux, les Hohenzollern s'ajoutant aux Habsbourg. L’ajout de la casquette du général Ulrich Wille à ce « mât de la honte » amalgame en plus l'armée suisse aux intérêts austro-allemands. Edmond Bille dénonce avec fermeté la proximité idéologique de l’état-major helvétique avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Les liens d’accointance entre le général Wille et la Prusse sont alors bien connus, ceux du chef d’état-major Theophil Sprecher von Bernegg avec l’Autriche le seront dans l'après-guerre.
Mobilisé en août 1914, l’officier de cavalerie Edmond Bille n’apprécie guère l’expérience, particulièrement lorsqu’il prend connaissance du dispositif de censure mis en place par l’armée. «On nous a recommandé d’être neutres, de ne pas manifester nos opinions mais on n’empêchera pas notre cœur latin et français de vibrer à l’annonce de l’avance française en Alsace» écrit-il à son père le 1er septembre 1914. La dénonciation des élites fédérales et de l’Allemagne devient dès lors son cheval de bataille. L’artiste peut se permettre d’utiliser son art à des fins politiques : il a acquis une certaine aisance économique par son mariage, s’installant au Paradou, un château sierrois, au début du XXe siècle.
Dès l’automne 1914, il travaille à des zincographies utilisant la figure de Tell comme pivot. Cette carte postale en est un exemple. Il publie également un recueil de gravures, Au Pays de Tell, qu’il préface en février 1915. Cette œuvre puissante forme un double réquisitoire : contre les autorités helvétiques d’abord, coupables d’après Bille d’accomodement avec le militarisme allemand ; contre la guerre elle-même ensuite, semeuse de mort et de désolation. Bille est l’un des premiers peintres à utiliser la camarde, cette allégorie de la mort sous la forme d’un squelette, pour dire son dégoût du conflit.
Intitulée «L’homme libre», une gravure d’Au Pays de Tell reprend le thème déjà affiché par cette carte postale, mais Bille situe cette fois-ci la scène sur le territoire valaisan (on distingue le château de Tourbillon en arrière-fond et seul un casque à pointe trône sur le mât du bailli).
Edmond Bille ne s’en tiendra pas à cette première escarmouche politique. En été 1916, il lance un journal satirique, L’Arbalète, «l’arme symbolique de la Suisse primitive» comme l’indique son 1er numéro. De nombreuses caricatures proposées sur ce site sont tirées de cette publication.
Archives cantonales du Valais, Sion, Fonds Edmond Bille, inventaire.
 
Archives fédérales suisses, Berne, E27/13726, L’Arbalète, 1916-1917.
 
BILLE Edmond, Au Pays de Tell, 1914-1915, Lausanne, Payot, 1915.
 
BILLE Edmond, Le carquois vide. Souvenirs d’un arbalétrier, 1914-1918, Neuchâtel, La Baconnière, 1939.
 
CHUARD Jean-Pierre, « Un journal satirique lausannois : ‘’L’Arbalète’’ (1916-1917) », in Des journaux et des hommes, Lausanne, Cabédita, 1993, pp. 191-198.

JAUN Rudolf, Preussen vor Augen. Das schweizerische Offizierkorps im militärischen und gesellschaftlichen Wandel des Fin de siècle, Zurich, Chronos, 1999.

KAENEL Philippe, « La danse macabre de l’ouvrier et du soldat. Edmond Bille face à la Première Guerre mondiale », Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, n° 19, 2003, pp. 45-53.
- « Illustrer la mort : Romain Rolland, Pierre-Jean Jouve, Edmond Bille, Franz Masereel et le genre de la danse macabre », in Le livre illustré européen au tournant des XIXe et XXe siècles, Paris, Kimé, 2005, pp. 247-263.
 
Site internet de la fondation Edmond Bille.

WYDER Bernard, Edmond Bille : estampes et affiches, Gollion, In Folio, 2013.
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1291 - 1917
Le prolifique caricaturiste Charles Clément reprend dans cette illustration l’un de ses thèmes fétiches : la fusion du temps de guerre avec le passé idéalisé de la Suisse. Sur cette image figurent les principaux topoi mobilisés par Clément pour dire l’essence de la Confédération. La figure légendaire et surhumaine de Guillaume Tell d’abord, symbole de l’indépendance et de la force du pays ; son paysage montagneux et sa nature vierge ensuite, que l’on distingue en arrière-plan. Le titre de la carte postale («1291-1917») fait référence à la date de fondation de la Suisse, instituée pour la première Fête nationale de 1891. L’originalité de cette gravure tient dans la représentation du général Ulrich Wille sur la gauche de l’image. Un premier regard porte d’abord à croire que Guillaume Tell surgit, tel un deus ex machina, pour soutenir le général dans sa difficile tâche. Il n’en est rien. L’orientation politique de Clément pousse à interpréter cette carte d’une façon moins flatteuse pour Wille, sans compter que la différence de taille entre les deux personnages saute aux yeux. Tell appuie bien sa main droite sur le dos de Wille, mais ce n’est qu’un leurre. Les deux hommes se défient du regard et le poing gauche de Tell est serré, tout comme la main droite de Wille. Le général n'a pas retiré son gant blanc, signifiant qu'il refuse de reconnaître la supériorité de Tell. Les deux hommes sont en confrontation et le général, visage fermé, fait pâle figure sur cette carte. Il semble porter littéralement le poids de l’histoire sur ses épaules, qui paraissent quelque peu frêles.
La légende choisie par l’artiste lausannois s’inscrit également dans un parti-pris défavorable à Wille. «Souviens-toi de nous…» lui glisse Tell. Or cette formulation est utilisée par la propagande française et belge, dès 1914, pour désigner la barbarie allemande et rappeler les « atrocités » commises lors de l’invasion de la Belgique et du Nord de la France. En France, en 1917, une ligue «Souvenez-vous» est fondée par des écrivains nationalistes. Dans le contexte romand, la Ligue nationale suisse d’acheteuses, une création de l’Entente, utilise la formule «Souvenez-vous» comme slogan au moment de sa fondation en 1917. Cette formulation révèle aussi le parti-pris de Clément, qui amalgame dans ses œuvres, à plusieurs reprises, l’état-major helvétique au militarisme prussien.
Tout au long de la guerre, Ulrich Wille est la bête noire des francophiles romands. Il le leur rend bien : dans sa correspondance privée, le général fait état d’une forte aversion pour les «Welsches». Au moment de sa nomination, le 3 août 1914, les attaches allemandes de Wille sont de notoriété publique. Formé militairement à Postdam, cet officier de carrière est marié à une noble allemande, parente d’Otto von Bismarck, et l’empereur Guillaume II est le parrain de son petit fils. En 1912, Wille, alors commandant de corps, avait dirigé des manœuvres militaires à la demande de Guillaume II, reçu avec faste par la Confédération. Derrière cette visite de courtoisie, l’empereur venait s’assurer de la bonne tenue du plan Schlieffen, conçu dès 1905 et prévoyant une invasion de la France par la Belgique. Plusieurs cartes postales avaient documenté la rencontre germano-suisse.
Cette entente cordiale entre Wille et l’Allemagne se renforce une fois la guerre déclenchée. Fils d’un exilé hambourgeois, ne s’exprimant qu’en Hochdeutsch, le général Wille écrit à sa femme le 1er septembre 1914 : «Tout mon cœur est du côté de l’Allemagne.» En juillet 1915, persuadé que «l’Allemagne sortira vainqueur de cette guerre», Wille défend l’idée d’une entrée en guerre possible de la Suisse aux côtés des Puissances centrales. Le général refuse alors fermement la création, imposée par l’Entente, de la Société suisse de surveillance économique, dans une lettre qu’il adresse au Conseiller fédéral Arthur Hoffmann, l’homme qui a permis sa nomination au rang de général : «J’ai déjà fait savoir auparavant qu’agiter le spectre de la guerre [« mit dem Säbel rasseln »] pourrait nous être bénéfique dans le moment présent. J’aimerais ajouter que je considère, comme auparavant, le maintien de la paix comme notre plus haut devoir, mais que je considère le moment présent comme avantageux pour une entrée en guerre, si le maintien de notre autonomie et de notre indépendance l’exige.»
L’opinion publique n’a pas eu connaissance de cette lettre, mais d’autres affaires ont mis à mal la réputation d’impartialité du général. Son aura est fortement écornée dans la seconde partie du conflit. A tel point qu’en automne 1917, le Conseil fédéral songe à le remplacer, mais revient sur sa décision suite à la mort de son possible successeur, le Romand Alfred Audéoud. A la fin du conflit, Wille reçoit la reconnaissance des Chambres, mais son rapport n’est pas accepté avec les remerciements d’usage. L’image d’Ulrich Wille occupe une position peu enviée dans la mémoire collective. Aucun culte mémoriel ne célèbre cette figure contestée, contrairement à son successeur au poste de général, Henri Guisan. Dans les années quatre-vingts, l’œuvre à charge de l’écrivain Niklaus Meienberg, Die Welt als Wille und Wahn, a marqué les esprits, renforçant le déclassement mémoriel d'Ulrich Wille.
General Ulrich Wille: Vorbild den einen – Feinbild der anderen, Hans Rudolf Fuhrer et al., Zurich, Verlag Neue Zürcher Zeitung, 2003.
 
GUILLET Louis, Souvenez-vous ! la barbarie allemande, illustrations de Casey, Paris : Union des Grandes Associations Françaises, sans date.
 
KAENEL Philippe, VALLOTTON François, « Le général et son cheval : figures du pouvoir militaire en démocratie, à l’exemple de la Suisse », in Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles, n° 2, 2005.
 
MEIENBERG Niklaus, Die Welt als Wille & Wahn : Elemente zur Naturgeschichte eines Clans, Zurich, Limmat Verl. Genossenschaft, 1987.
 
SCHWARZENBACH Alexis, Die Geborene. Renée Schwarzenbach-Wille und ihre Familie, Zurich, Scheidegger & Spiess, 2004.
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Sans titre
Sur une place d'entraînement militaire, un haut-gradé bedonnant fait face à un soldat exténué. En arrière-plan, des soldats semblent effectuer un exercice d'école de section : jambes tendues, ils marchent au pas de parade (« Taktschritt ») ou pas cadencé. Le dessinateur lausannois Charles Clément dépeint l'attitude sévère et hautaine d'un haut gradé. Ce supérieur hiérarchique, visage renfrogné, garde les yeux rivés sur sa montre gousset. Le contraste est saisissant avec la mine défaite et craintive du simple soldat, qui effectue un exercice physique qui s'apparente à une punition. Transpirant à grosses gouttes, muni de son lourd paquetage, il soulève avec peine son mousqueton 1911. Cette arme a été introduite progressivement dans l'armée : dès juin 1915 pour l'élite, plus tardivement pour la réserve et la landwehr. Corps d’infanterie, la landwehr mobilise alors les hommes de 33 à 40 ans aptes au service. Le soldat au premier plan pourrait bien en faire partie. Cette mobilisation d'hommes relativement âgés donne lieu à d'autres productions satiriques, à l'instar de cette carte postale anonyme consacrée à la prolongation du temps de service.
Cette carte postale satirique dénonce l’influence de l’armée allemande sur certains cadres de l’armée suisse durant la guerre. Dès la fin du XIXe siècle, des journaux satiriques s'en prennent aux méthodes prussiennes employées par les hauts-officiers de l'armée suisse. En 1907, la « Nouvelle direction » voulue par le commandant de corps Ulrich Wille, futur général, consacre l’influence de la Prusse sur l’armée helvétique. Le drill, cette méthode de formation basée sur la répétition, y occupe une place centrale.
Durant la guerre, le colonel-divisionnaire Fritz Gertsch (1862-1938) cristallise une partie des ressentiments de la troupe à l’encontre du drill. L’officier représenté ici par Charles Clément ressemble fortement à ce colonel bernois, considéré comme le protégé du général Wille. Cet «enfant terrible» de l’état-major a produit avant-guerre une brochure célébrant le drill (Ohne Drill keine Erziehung, 1900). En 1917, Gertsch est nommé à la tête de la 3ème division. Jugeant la troupe «inapte à la guerre», il fait du drill la base de «l’éducation des soldats» dans une brochure qu’il distribue à ses officiers. Gertsch écrit : «Toute façon de penser, qui ne laisse pas transparaître un ordre militaire juste, […] ne sera chassé de l'armée que par l'unique moyen qui fait du citoyen paisible un brave guerrier. C'est-à-dire la rigueur parfaite dans les éléments de formation du soldat, par son attitude, son maniement de l'arme, son pas, son salut.» Dans la presse comme dans la troupe, les exercices de drill sont alors particulièrement critiqués pour leur aspect abrutissant et monotone. Ces reproches sont particulièrement virulents en Suisse romande, car ils se doublent d’une critique à la germanophilie supposée de l’ensemble de l’état-major.
En mai 1917, une campagne de presse éclate à Berne contre Gertsch, suite à l’organisation d’une marche particulièrement éprouvante, restée dans les mémoires sous le nom de «Marche de la mort». En automne 1918, une interpellation d'une vingtaine de conseillers nationaux, menée par des Alémaniques, s’en prend aux méthodes de drill choisies par Gertsch, «exercées jusqu’à la folie» et jugées démoralisantes pour la troupe. Dès la fin du conflit, le pouvoir politique tente de démobiliser au plus vite la troupe. En janvier 1919, malgré le soutien appuyé du général démissionnaire Wille, Fritz Gertsch se voit retirer le commandement de la 3ème division par le Conseil fédéral.
Der Neue Postillon, n° 12, décembre 1898, dessin de couverture.

FUHRER Hans-Rudolf, « Die Oberstenaffäre », General Ulrich Wille, Zurich, NZZ Verlag, 2003, pp. 359-409.

GERTSCH Fritz, Ohne Drill keine Erziehung!, Berne, Stalder & Sieber, 1900.
- Soldatenerziehung, Berne, Sieber, 1917.

JAUN Rudolf, Preussen vor Augen. Das schweizerische Offizierkorps im militärischen und gesellschaftlichen Wandel des Fin de siècle, Zurich, Chronos, 1999.

RIEDER David, Fritz Gertsch, Enfant terrible des schweizerischen Offizierskorps, Zurich, Orell Füssli, 2009.

SPRECHER Daniel, Generalstabschef Theophil Sprecher von Bernegg, Zurich, NZZ Verlag, 2000, pp. 335-408.

WILLE Ulrich, « Drill und Erziehung », Journal militaire suisse, 6 décembre 1913.
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La vaillante armée helvétique
Sur cette carte postale censurée par les autorités, une «foule» compacte de ressortissants étrangers, hommes et femmes de toutes origines, occupe le premier plan. On y distingue les représentations caricaturales d’un Chinois, d’un Juif, d’un Bavarois, de plusieurs Africains du Nord, de touristes britanniques… Au second plan se dresse en ombre une chaîne de montagne, située à la frontière suisse. Elle est surveillée par deux solides sentinelles. Il s’agit de la figuration typique de l'occupation frontière durant la Première Guerre mondiale. Au loin apparaît un village - probablement français - en proie au feu et à la guerre. Un avion le survole.
Utilisant un ton ironique, cette carte postale est un exemple du phénomène de xénophobie touchant une partie toujours plus importante de la population suisse dans la seconde moitié du conflit. A l’instar de cette image, des productions culturelles stigmatisent le citoyen étranger «profitant» de la neutralité armée helvétique. Dans la légende, la «laborieuse» population suisse est à comprendre en opposition à une population étrangère décrite implicitement comme oisive.
Au cours de la guerre, la politique suisse en matière d’asile se durcit fortement, rompant avec sa tradition libérale. Dès l’avant-guerre, des intellectuels conservateurs débattaient du problème de la «surpopulation étrangère» («Überfremdung»). La guerre radicalise certains discours et le débat s’impose sur le devant de la scène médiatique à partir de l’année 1917, parallèlement à l’aggravation de la crise sociale et économique. En été 1918, sur environ quatre millions d’habitants, 700'000 Suisses se retrouvent à l’assistance publique. L’arrivée d’une nouvelle immigration de guerre, composée de réfractaires et de déserteurs, contribue également à ce raidissement.
Cette «question des étrangers» met un terme  à la libre circulation des personnes et aux volontés d’assimilation. La montée d’un discours patriotique de repli exige une fermeture des frontières face au «péril» extérieur représenté par l’immigration. La culture politique s’en trouve modifiée, tout comme les lois migratoires. Avec l’ordonnance du Conseil fédéral du 21 novembre 1917, la volonté de contrôler les mouvements de population prime. Un Office central de police des étrangers est créé. Désormais, l’assimilation est un préalable à la naturalisation, et non le contraire…
Ces nouvelles conceptions se retrouvent dans les multiples dénonciations visant les étrangers, dénoncés comme «profiteurs» ou «indésirables». La parole de certains intellectuels, à l’image d’un Max Koller, se libère, versant dans le racisme et l’antisémitisme. Cette évolution n’irradie pas seulement la droite du spectre politique, mais résonne également au centre, et même à gauche. Lancé en mars 1918, le mouvement de «La Suisse aux Suisses» constitue une sorte de point culminant. Initiée par un groupe nationaliste d’Olten, une pétition demande l’expulsion de tous les éléments «troubleurs d’ordre». Elle récolte plus de 280'000 signatures, ce qui représente alors environ 30% du corps électoral. Le 1er mai 1918, la Commission de neutralité propose alors d’interdire d’entrée tout étranger astreint au service militaire. Cette mesure visant les réfractaires et déserteurs est abandonnée en octobre 1918, même si les mesures d’expulsion sont facilitées.
Affiche de Paul Kammüller, « Die Schweiz den Schweizern », Bâle, 1919 (pour les élections nationales).

ARLETTAZ Gérald, « Les effets de la Première Guerre Mondiale sur l’intégration des étrangers en Suisse », in Relations internationales, n°54, été 1998, pp. 161-179.
- « La Suisse une terre d’accueil en question : l’importance de la Première Guerre mondiale », in L’émigration politique en Europe aux XIXe et XXe siècles, Rome, Ecole française de Rome, 1991, pp. 139-159.
 
ARLETTAZ Gérald et Silvia, La Suisse et les étrangers. Immigration et formation nationale (1848-1933), Lausanne, Antipodes, 2004.
 
GAST Uriel, Von der Kontrolle zur Abwehr : die eidgenössische Fremdenpolizei im Spannungsfeld von Politik und Wirtschaft 1915-1933, Zurich, Chronos, 1997.

KOLLER MAX, « Das Kulturproblem der Schweiz und die Eingürgerungsfrage », Wissen und Leben, 15 décembre 1915, pp. 275-282.
 
KURY Patrick, Über Fremde reden : Überfremdungsdiskurs und Ausgrenzung in der Schweiz 1900–1945, Zurich, Chronos-Verlag, 2003.
- « Der Winterthurer Max Koller und das Erstarken des Antisemitismus während des Ersten Weltkriegs », in Das jüdische Winterthur, Zurich, Chronos, 2006, pp. 95-99.
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Le revenant
«- As-tu fini de les engueuler... crapaud?»
Sur cette carte postale de 1917, un Guillaume Tell surdimensionné écrase symboliquement les velléités autoritaires d’un officier dont le sabre est brisé par le choc. Cette scène se déroule devant une troupe au garde-à-vous. Un soldat ne peut contenir son sourire devant la figure humiliée de son supérieur. Prenant pour décor une caserne, le caricaturiste Charles Clément utilise la figure du héros légendaire pour rétablir un ordre moral qu’il estime brimer par la hiérarchie militaire. Attaquant frontalement le système de caste en vigueur dans les rangs de l'armée, cette carte postale a été censurée à l'époque.
Clément est alors l’un des caricaturistes de L’Arbalète, cette publication satirique lausannoise dont l’existence fut aussi éphémère que prolifique (1916-1917). Dans les colonnes de L’Arbalète, Guillaume Tell est fréquemment représenté comme le sauveur d’un honneur national sali par l’attitude de l’armée et du Conseil fédéral. De nombreuses cartes postales satiriques présentes sur ce site sont issues du cercle de L’Arbalète. Cette carte montre un Tell «revenant» du passé pour corriger les erreurs du temps présent. Par sa dimension surhumaine, le héros représente une sorte de deus ex machina. La carte joue sur la réinterprétation des mythes fondateurs de la Confédération, une constante dans la production satirique romande. Le dessinateur Charles Addy inscrit lui aussi la méthode militaire du drill en rupture de la tradition historique dans une carte postale intitulée La Suisse à travers les âges.
Cette carte postale fait écho à la large contestation du système du drill dans l’instruction de la troupe. Imposée par le futur général Ulrich Wille dès la réforme de 1907, inspirée par la puissante armée prussienne, cette méthode est basée sur la répétition mécanique des mêmes gestes. Elle démoralise un grand nombre de mobilisés, qui ne comprennent pas l’utilité de ces exercices alors que les divisions s’essoufflent dans l’attente d’une guerre qui ne vient pas.
Cette aversion contre le drill connaît une résonance nationale à partir de 1916. Eclaboussant la tête de l’état-major, l’affaire des colonels provoque une défiance généralisée à l’encontre de l’influence militaire prussienne. Ministre du Département militaire, le Conseiller fédéral Camille Decoppet doit justifier devant les Chambres la nécessité du drill. Il s’appuie alors sur les vertus prétendument constatées par l’emploi du drill dans les sociétés de gymnastique masculines.
Les socialistes et les Romands sont les plus remontés contre les méthodes d’instruction militaire, jugées à la fois brutales, arrogantes et marquées du sceau prussien. Suivant les desiderata du général Wille, les règlements marquent une séparation stricte entre la troupe et le corps des officiers. Au Conseil national, le socialiste Robert Grimm déclare : «J’ai eu honte de voir des soldats faire les marionnettes en tapant des talons devant des supérieurs, pour se moquer d’eux dès qu’ils avaient le dos tourné.» A Genève, l’ancien Conseiller fédéral radical Adrien Lachenal lui fait écho : «Nous n’entendons pas que l’on introduise des méthodes qui sont peut être bonnes dans une monarchie absolue, mais pas dans la patrie de Guillaume Tell et de Jean-Jacques Rouseau. […] le fameux pas de parade actuel et sa raideur automatique n’a rien de commun avec une saine gymnastique, mais tient de la domesticité.» Ces critiques ne sont pas l’apanage des seules minorités, puisque plusieurs voix bourgeoises de Suisse alémanique s’en prendront également au drill à la fin du conflit.
FUHRER Hans-Rudolf, Die Schweizer Armee im Ersten Weltkrieg. Bedrohung, Landesverteidigung und Landesbefestigung, Zurich, Verlag NZZ, 2003.

JAUN Rudolf, Preussen vor Augen. Das schweizerische Offizierkorps im militärischen und gesellschaftlichen Wandel des Fin de siècle, Zurich, Chronos, 1999.

WILLE Ulrich, « Drill und Erziehung », Journal militaire suisse, 6 décembre 1913.

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